mardi 13 février 2018

Chroniques d'un février d'embruns de cendres et de coquilles

Monstre: Il existe plein de variétés de monstres. Les dragons, les trolls, les ogres, les orques, les Ushi-Oni, sont des monstres. Les Yara-Ma-Yha-Who sont d'affreux petits monstres suceurs de sang australiens et les Krakens, d'abominables monstres avaleurs de navires et équipages confits.
Tous ces monstres se combattent au moyen d'un arsenal aussi pléthorique que spécifique, qui vont de l'épée enchantée, aux habits retournés, en passant par la vierge en appât, ( les licornes cachent bien leur jeu, ne vous y fiez pas.), la kalaschnikow, la balle en argent ou la lumière de l'aube.
Il est important de ne pas se tromper:

- Marcel, c'était les pieux en acajou ou les couteaux en obsidienne pour les rejetons de Shub-Niggurath ? J'arrive jamais à me rappeler.

Quentin “pas de chance“ Dexter Ward, derniers mots.

Le côté agréable d'un monstre, c'est qu'on peut le combattre. Il n'existe que pour cela. Son ADN est composé de peur et son ichor, d'angoisse. L'occire est le destin des hommes et des femmes depuis l'aube des temps.
Il est même possible de ressentir un soupçon de satisfaction à l'heure de la mise à mort, une pincée de rectitude morale, car ils représentent le mal dans sa forme la plus tangible. Il est permis de les abattre sans se sentir coupable. Ils demeurent au fond des rêves, à l'orée des contes, dans l'obscurité hors de la connaissance, sur la frontière incertaine entre mythe et réalité.
Parfois, confrontés au mal, il est aisé d'attribuer à de vulgaires humains le sobriquet de monstres. C'est là un crime d'analogie: on ne peut pas les confondre. Les hommes ne crachent pas de flammes et ne demeurent pas au fond croupi des rêves. Les hommes vont aux toilettes et dorment, souvent, dans des lits.
Ils ont même été enfants, avant.
Vouloir les occire, au moyen d'épées enchantées et autres balles en argent, ou même à l'aide de l'indémodable gibet, est un réflexe qui se dissimule au plus profond de l'humain, sur la même étagère que les poils qui se hérissent à cause de la peur, les cris de colère et le fait de rentrer la tête dans les épaules, face à un bruit suspect.
Passer à l'acte, déguiser un homme de monstre et vouloir l'abattre comme on le ferait d'un vampire ou d'un Uruk-Hai, toutefois, n'est pas la plus brillante des idées. Les hommes ne sont pas des monstres. L'obscurité qu'ils portent au fond d'eux -mêmes est celle que nous partageons tous. Oublier cela, c'est nous absoudre de toute ressemblance avec eux, alors que nous sommes plus proches que ce que voudrait la décence ou la morale.
Ô sagace lecteur, abats autant de dragons qu'il te plaira, d'orques que tu le désires. Evite de courir sus aux hommes-monstres, à moins d'être disposé à en croiser un dans le miroir.
Et de devoir l'occire aussi.

Lieux: Paul Melun, dans ses dialogues avec la caissière éberluée, expose une idée des plus intrigantes: selon le magister maximus en échecs féeriques, tout homme possède un espace maximal connu.
Autrefois, lorsque l’homo sapiens se déplaçait moins, il connaissait souvent son village et ses environs immédiats, avec une ennuyeuse précision. On pourrait penser, qu’en habitant dans de plus grandes villes, cet espace croîtrait d’autant.
Que nenni.
Si vous habitez dans une métropole, vos connaissances seront égales, mais plus éparses. Vous serez capable de vous déplacer avec exactitude dans votre appartement, puis à votre travail, et le chemin qui y rend ne vous sera pas inconnu, mais il existera, pour le reste, qu’un grand flou quadrillé, ça et là, d’un restaurant, d’une pâtisserie, d’un dojo ou d’une salle de sports, d’une épicerie, dont vous connaitrez certains aspects sans pour autant les appréhender dans leur totalité.

Il n'est pas impossible que le vénérable membre de l’école désharmonique de Bumplitz sombre, une fois n’est pas coutume, dans la simplification.
Toutefois, la base de son idée semble recevable. Il est vraisemblable, qu’il nous soit alloué, au début de notre existence, une quantité d’espace dans lequel nous nous sentirons à l’aise.
Qui, d’une façon tacite, nous appartient.
A moins que cela soit l’inverse?
Nous nous emparons, arpent après arpent et connaissons chacun des mètres qui le composent. Rien, par contre, implique la proximité.
Nous nous déplaçons beaucoup, désormais, et cet espace est bien plus morcelé qu’autrefois: sempiternelle colonie de vacances en Auvergne, dunes normandes et néanmoins estivales, magasin de sport hivernal où on se livre depuis quatre générations consécutives au rituel de la location de skis, café au néon d’une gare visitée religieusement à chaque Ascension, Resto-route qui sonne le glas des grandes vacances, autant de lieux au loin qui sont pourtant des pièces biscornues d’un chez-soi spatial.
Connaître vraiment un lieu implique l’avoir vu sous la pluie, au milieu de la nuit, pouvoir en prévoir, à l’aide de sa mémoire, les rythmes secrets et futiles: reconnaître la douche du voisin chaque matin , connaître les stances d’un passage piéton comme les battements de son propre coeur ou identifier le rugissement du vélomoteur comme celui du livreur quotidien de journaux, dans le café d’angle.
A notre ère trépidante de bougeotte, nous voyons plus de lieux, mais n’approfondissons pas, souvent par manque de temps ou par paresse, ou par un subtil cocktail des deux, nos connaissances sur eux.
Parfois, toutefois, la réalité nous contraint à connaître certains endroits sur le bout des doigts. Parfois, cette même réalité nous oblige à abandonner ces sentiers ressassés, à l’agréable mollesse d’oreiller, à la douillette sécurité de sanctuaire.
Lorsque nous y revenons, le temps a fait son oeuvre, et happe, hors de notre passé, ces lieux et les change, les étiole, les escamote.
C’est alors une double trahison: celle du temps, qui réduit, pour toujours et à jamais, un espace au souvenir et la notre, car nous n’avons pas su accorder à ce lieu un dernier hommage, une dernière visite.
Acerbe solution dont le précipité est de tristesse diffuse, trouble, mêlée d’un zeste de mélancolie ou de colère, une cuillère à moutarde d’angoisse, tandis que nous contemplons l’absence d’un café, d’un banc public, d’une petite librairie, d’un coin de parc que nous croyions immuable, autant que nous-mêmes.
Mais ils n’ont pas le droit! Pensons nous.
Pas ils.
IL.
Le temps a tous les droits et les prendra tous, l'un après l'autre.
La banque ne perd jamais.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire